Il fut un temps où les civilisations des quatre Horizons du monde avançaient vers leur avènement classique.
Le nouveau continent olmèque s'essoufflait laissant son héritage aux futures cités resplendissantes des hauts plateaux et des jungles mayas, tandis que les Andes, aux sommets ardents, se constellaient de principautés mystérieuses.
L'Extrême-Orient, aux royaumes millénaires, résonnait sous les pas sereins des grands sages, pendant que l'Orient méditerranéen ancestral tombait sous le joug du colossal empire perse, et les immenses steppes du vieux continent tremblaient aux rythmes des cavalcades de tribus nomades belliqueuses.
L'Europe, aux mille forêts parsemées d'imprenables places fortes, se querellait sur les chants des bardes celtes, laissant les Grecs, les Etrusques et les Phéniciens se partager les riches butins de la Méditerranée.
En ce temps-là , les Phocéens à la fois pirates, négociateurs et navigateurs audacieux, chassés de leur cité mère, dominaient progressivement le bassin occidental de la Méditerranée.
C'est au cours des tumultes de cette ère de fer, à Massalia, nouvelle capitale phocéenne ouverte sur l'Orient et la Gaule, que vécut la famille Hélios. Tantôt aventuriers, contrebandiers ou guerriers, issues d'un mariage mixte comme leur cité, ils se réalisèrent au sein de ce brassage culturel bigarré où le négoce tout puissant fait taire les plus bas instincts d'intolérances.
Suivez-les dans cet âge antique forgé de sortilèges, de mythes et d'acier. Laissez-vous conter leurs aventures et la vie du plus fameux d'entre eux : Yann Helios
Les préparatifs s'étaient étalés tout l'hiver, invitant les doutes aux nombreuses réunions de famille ponctuant la saison.
Autour de la table oncles, tantes et cousins en partance. Il y eut des dizaines de ces soirées, peut être plus, où se déroulait le même scénario. Après les discutions d'ordre technique pour les bagages, la maison, les meubles etc., venaient les débats enflammés sur les motivations du départ dirigés par mon oncle paternel sous l'admiration de l'assemblée.
Ses arguments étaient directement adressés à mon père, l'ainé qui était resté longtemps indécis.
Se tournant vers toute la table, il poursuivait d'un ton plus haut sur la beauté de cette crique lointaine nommée Lacydon où nous irions fonder Massalia, sa verdoyante plaine côtière étendue et protégée de toute part par d'imposantes collines, son soleil généreux, tout y était semblable et plus vaste qu'à Phocée. Les habitants y sont pacifiques et nous échangeraient volontiers un bout de terre contre quelques savoirs faire et opportunités commerciales.
Ces discutions aboutissaient toujours, le vin aidant, sur les aventures pirates de mon oncle prologuées par quelques grossièretés qui annonçaient pour moi et les plus jeunes présents l'heure d'aller se coucher.
Bien que ma mère disait toujours qu'il parlait de trésors et de gloire dans ses aventures mais qu'il n'en ramenait que des balafres et qu'il ferait mieux de se marier, c'était un homme respecté sur le port et dans l'agora. Il avait parcouru l'Adriatique, accosté des royaumes voisinant les Colonnes d'Hercule et combattu pour le pharaon.
Il était en cela précédé et accompagné par une série d'aventuriers qui avaient forgé la renommé de notre cité pendant des siècles. La côte d'Asie et sa bouillonnante histoire les avaient accoutumé à assimiler les langues et cultures des autres peuples et ont su en tirer profits pour nouer de nombreux liens partout où nos frères Grecs s'étaient installés. Nos bateaux aussi rapides que des navires de guerres avaient porté leurs ambitions sur les côtes gauloises et loin vers le couchant.
Ces conversations avaient déteint sur nos discussions d'adolescents où se dévoilaient les décisions de chaque foyer, ceux qui restaient, ceux qui nous rejoindraient et ceux qui partaient. Les Gaulois étaient tantôt des sauvages peints sanguinaires aussi gros que des ours vivant dans des grottes et buvant le vin pur, ou selon, un peuple ingénieux, leurs druides philosophes connaissaient le secret de l'océan occidental.
Mais nos sentiments se rejoignaient dans l'idée de perdre tout ce qui s'étalait sous nos yeux. Cette mer azure où chaque rocher qui en sortait près du rivage représentait un trophée de nos olympiades entre copains les chaudes journées d'été, ces jeux se poursuivaient l'hiver dans les oliveraies et les vignes dégarnies. Toutes nos pensées et ambitions d'enfant échangées sous cet olivier centenaire que l'on disait aussi vieux que Philogène le fondateur de notre cité. Nos guerres de Troie à coup de figues et de raisins pourris à la saison des vendanges. Nos paris sur la direction des bateaux quittant le port. Nos sauts d'Icare du haut du rempart.
Et là -bas sur l'autre rive, la nécropole de nos ancêtres où nous avons dit un dernier au revoir à pépé. Bref, tout là -bas était à reconstruire.
Nous partîmes à l'aube, toute la ville était descendue sur le quai pour notre départ. Et je fus assailli par cette émotion mainte fois surprise sur le visage des premiers embarqués qui gonfle les yeux de larmes et empli le cœur de fierté.
Protis et Simos à bord après les cérémonies d'usages, nous quittions le port. En dépassant les îles du golf un dernier regard vers Phocée afficha une image terrible. A travers un horizon brumeux, Le soleil levant injectait le paysage d'une lueur rouge vif et couronnait les épais nuages bas semblables à des ailes colossales. Seul le temple d'Athéna, juché sur l'acropole, semblait préservé de ces teintes feu et sang.
Le voyage fut sans encombre, fait de haltes espacées et rapides dans un échange effréné de marchandises. Le bateau partit rempli de céramiques ioniennes, bois et peaux du nord de l'Egée troqués dans toutes les escales, notre cargaison s'enrichit de poteries attiques, corinthiennes et produits exotiques du continent, Huiles et céréales de Grande Grèce, vins et métaux d'Etrurie.
Deux escales me parurent très longues, l'une à la sainte Ephèse où fut embarquée une délégation de prêtresses d'Artémis. Un autre vent divin pour gonfler nos voiles n'était pas de trop, disait mon père.
Le second arrêt s'effectua sur une plage étrusque non loin d'une petite ville appelée Rome. L'accès à la Gaule nous est autorisé, bafouilla mon oncle aussi rempli de vin que les amphores chargées par centaines. Une alliance éternelle était née.
Le trafic était dense sur la voie antique de l'Occident, encombrée de frêles embarcations des pêcheurs rouspétant quand on passait trop près d'eux. Navires grecs, phéniciens, étrusques et d'autres moins identifiables se croisaient en sympathie ou en méfiance, ici qu'un pays : la Mer.
Les paysages défilèrent comme dans un rêve, aux cités éloignées des côtes du continent succédèrent les acropoles grandioses de Grande Grèce dominant la mer. Au nord de Cumes les petits ports étrusques encombrés de bateaux trahissaient la richesse de leurs métropoles loin dans les terres.
Après un rapide détour par la Corse, nous fûmes accueillis en pleine mer par un banc de dauphins. Je les admirais nous dépasser, nager, plonger et ressortir sous la coque, ils semblaient plus nous guider que nous accompagner. La main de mon oncle sur l'épaule me sortit de ma torpeur, il me dit la bouche baie et les yeux hallucinés.
Je fus tétanisé un instant puis me retournant tremblant quasi à genoux pour les honneurs au divin colosse, je ne vis qu'une petite tête de dauphin ricanant sous des éclats de rire époumonés. Je partis boudé à l'autre bout du bateau, marron une fois de plus. Mon oncle était friand de ces plaisanteries.
La côte gauloise en vue nous reprîmes notre cabotage. Ici le trafic était moins dense. C'était un littoral d'une beauté sauvage où le bleu azur de la mer se confondait avec le ciel. Seuls quelques barques de pêches au fond de petites criques signalaient la présence humaine mais, comme en Grèce le relief était accidenté et les étendues plates rares.
Des paysages aux teintes rousses ou brunes firent place à des falaises blanches entaillées de calanques aux parois truffées de pins, accrochés on ne sait comment, narguant sécheresse et embruns salés.
De leurs sommets il me semblait que chaque rocher cachait un troll ou un géant. La fin du voyage était proche et toutes les angoisses des civilisés sur les régions barbares remontèrent en moi.
Au loin, un cap entouré d'îles fut signalé comme l'arrivée imminente et à bord s'éveilla une soudaine excitation.
Passé le dernier îlot une brume épaisse et laiteuse nous assaillit de toute part. Poursuivant dans cette mélasse, le silence était retombé sur le bateau et semblait seulement rompu par les battements de mon cœur.
Soudain, apparut une silhouette fantomatique debout sur une frêle embarcation tel Sharon dans les vapeurs du Styx. L'ombre robuste leva la main et d'un « Ho ! » puissant mais amical s'adressa aux chefs d'équipage.
L'au-delà gaulois semblait nous avoir avalés et la peur m'assaillit. Seules les explications de mon père me firent réaliser que la silhouette druidique n'était qu'un pécheur et ce givre qu'une brume matinal qui se dissiperait d'ici notre arrivée.
Après un moment ou une éternité, je ne sais plus, guidés par de multiples « Ho ! » criés de la blancheur ambiante, le brouillard s'éclaircit sur une crique semblable à Phocée. Nous étions arrivés dans le Lacydon.
Les doutes et les angoisses se dissipèrent sur un paysage familier qui inspira maints projets. Au fond le chantier naval, la rive sud à l'ombre pour notre repos éternel et la rive nord éclairée pour les vivants où d'un geste de la main l'agora et la Grand-rue furent tracés. Dans les prières des prêtres les temples trônèrent déjà sur les trois butes encore voilées de l'acropole.
De multiple rochers olympiens et les pentes quadrillées de jeunes vignes et oliveraies dominant la calanque me firent ambitionner des jeux interminables.
Le soleil fit évaporer brutalement tout troubles, portant notre regard jusqu'aux crêtes blanches de robustes collines, véritable rempart naturel pour l'arrière-pays. Sur les berges de la corne du port, un peuple accueillant fit évanouir nos sombres appréhensions.
Non des ours féroces mais des gens bigarrés comme sur les marchés de printemps. Derrière leurs modes vestimentaires et corporelles différentes transpiraient des sentiments et des caractères humains.
Au milieu de cette foule, le roi Nann au charisme et à la carrure puissante, son regard était sévère mais juste en contradiction avec les yeux vaniteux des tyrans. La coupe raffinée de sa barbe et de ses longues moustaches en harmonie avec ses vêtements, savamment ornés de bijoux fins, dénotaient un réel sens de l'esthétique.
A ses côtés, la ravissante Gyptis aux longues nattes blondes sur fond de ciel bleu fit volée en éclats toutes mes craintes sur ce pays qui était devenu le mien.
Aujourd'hui, la fondation de Marseille est devenue une légende et le port en regorge d'activité. Ma vie fut prospère et mes enfants ont bien réussi aux portes de l'Occident.
Grandissant dans ce croisement incessant de langues et de folklores, nous avons pris soins de garder l'âme de nos ancêtres et de jeter les rancœurs et les blessures du passé à la mer, gardant une main sur les échanges fructueux, gage de tolérance, et le regard dirigé vers l'avenir.